lundi 28 octobre 2013

Le "politiquement correct" rend-il raciste?


Source: Flickr

Plusieurs personnalités publiques belges ont été sanctionnées récemment pour avoir émis des propos jugés racistes. Par exemple, l'entraîneur, et commentateur de football, Philippe Van de Walle, regrettait les tergiversations de l'attaquant belgo-marocain Zakaria Bakkali, qui a mis du temps à choisir avec quelle équipe nationale il souhaitait jouer. Van de Walle a tweeté "Ca commence à me pomper! De "purs belges" viennent en rampant". Il s'est fait licencier par son employeur, la RTBF, dont les valeurs "sont à l'antithèse de ses propos" selon ses responsables. Suite à cet événement, on a pu observer sur de nombreux sites d'information en ligne des réactions de protestation face à cette décision. Ces commentaires dénoncent le "politiquement correct" et son emprise sur la liberté d'expression. Ils s'accompagnent souvent d'un constat: ce qui est dénoncé par tel ou tel personnage public n'est que la pure vérité et il n'a donc pas à être sanctionné pour ses propos. Ceci était également particulièrement flagrant lors de l'affaire Luc Trullemans, qui avait fait part d'un incident vécu avec des automobilistes d'origine maghrébine sur sa page Facebook. Ce présentateur météo avait été licencié également: sa description de l'incident attribuait la responsabilité du comportement des automobilistes à leur origine et il accompagnait cette description d'images racistes suggérant qu'on "n'est plus chez soi" à Bruxelles.
   Face à ce type d'événement, une question revient souvent: les normes proscrivant le racisme contribuent-elles paradoxalement à le renforcer? Est-ce que le racisme s'apparente à un ressort: plus on le comprime, plus il se détend, une fois libéré? L'image du racisme s'apparentant à un diable qui surgit de sa boîte, semble imprimée dans l'inconscient collectif (même si je ne crois pas à l'inconscient collectif!).    
     Certaines études suggèrent que la "suppression" des préjugés liés à certains groupes sociaux peut exercer un "effet rebond". Lorsque l'on a volontairement essayé de ne pas exprimer des préjugés, on aurait davantage tendance, ultérieurement à en exprimer. Macrae,Milne, Bodenhausen et Jetten (1994) ont demandé à des sujets de se former une impression d’un individu dont ils savaient qu’il s’agissait d’un skinhead et ce, à partir d’une photographie. Le choix des skinhead n'est pas innocent: il s'agit d'un groupe peu apprécié de la population étudiée ici et qui fait l'objet de stéréotypes sociaux assez bien établis. La moitié des sujets devait se former cette impression en essayant explicitement d’ignorer qu’il s’agissait d’un skinhead (condition suppression). Chez l’autre moitié, la catégorie sociale de la cible était évidente sur base de la photo mais aucun commentaire supplémentaire n’était ajouté (condition contrôle). Les sujets devaient écrire un court texte sur la cible dans les deux conditions. Ensuite, ils étaient priés de se relaxer sur un siège en attendant la suite de l’expérience. On leur signalait qu’à cette occasion, ils rencontreraient la personne photographiée. En rentrant dans cette salle, ils trouvaient une rangée de sièges dont l’un comportait la veste de cet individu qui, prétendument, était sans doute allé aux toilettes. On mesurait ensuite à quelle distance de cette chaise l’individu s’asseyait, la mesure dépendant du nombre de chaises d’intervalle entre le soi-disant skinhead et le sujet. Plus le sujet s’éloignait de la chaise du skinhead, supposait-on, plus le stéréotype négatif du skinhead avait été appliqué.     Une fois l’expérience terminée, des observateurs indépendants codaient le contenu des passages selon leur correspondance avec les stéréotypes des skinheads. Sans surprise, les sujets de la condition contrôle décrivaient la cible de façon plus stéréotypée que ceux de la condition suppression. En revanche, paradoxalement, les sujets de la condition “ suppression ” s’asseyaient plus loin du “ skinhead ” que ceux de la condition contrôle. Ils auraient plus volontiers appliqué le stéréotype   Selon Macrae et al., lors de la première phase, ils auraient cherché à supprimer le stéréotype, c’est-à-dire à éviter de l’activer. Ce processus de suppression se fonde sur deux mécanismes : un mécanisme contrôlé a pour fonction de remplacer la cognition dérangeante (ici le stéréotype) par une autre. Ce mécanisme, conscient, demande des ressources cognitives pour fonctionner. Un autre mécanisme, automatique, se consacre à rechercher dans la conscience les traces de cette cognition (pour la supprimer, il faut d’abord la trouver).  Ce mécanisme serait lui inconscient et très économe en termes de ressources cognitives. Si le premier mécanisme est enrayé par un manque de ressources cognitives, le second fonctionne de façon autonome. Or, il se consacre précisément à rechercher la pensée que l’on veut supprimer, ce qui a pour conséquence qu’elle devienne subitement plus active que si l’on n'y avait pas pensé. De même, une fois que l’on a remplacé la pensée dérangeante par une autre, le mécanisme contrôlé a cessé d’opérer, mais les niveaux d’activation des pensées indésirables restent élevés car le processus de surveillance automatique a fonctionné : en activant la pensée non désirée il l’a rendue très facilement accessible. 
Une autre interprétation a également été proposée. Lorsque le sujet doit "supprimer" le stéréotype, il commet l'inférence suivante: si je dois inhiber cette pensée, cela signifie que je suis motivé à l'exprimer. L'individu se découvre donc une motivation qu'il n'était pas conscient de posséder, voire qu'il ne possédait même pas. La "norme" induirait donc une plus grande motivation à exprimer la pensée supprimée. Dans cet esprit, les normes de correction politique pourraient induire une motivation à se montrer davantage "raciste". 
On peut lire cet effet rebond comme une forme de confirmation de l'hypothèse du ressort. Toutefois, pour que cette analyse s'applique à notre cas, il faut supposer que les gens qui expriment leur colère sur internet aient dû "supprimer" leur racisme et leur stéréotypes en raison des normes de correction politique. Si c'est bien là souvent leur discours ("on ne peut plus rien dire"), cela reste encore à établir. Manifestement, il leur reste des arènes pour exprimer leurs véritables sentiments. Par ailleurs, il n'est guère évident que l'effet rebond mis en évidence par Macrae puisse subsister au-delà de quelques minutes après la tentative de suppression. 
Outre l'effet rebond, la prévalence des normes de correction politique mène à une vigilance permanente, qui peut conduire à des interprétations abusives. Prenons le cas de Van de Walle. En évoquant des "purs Belges", celui-ci faisait allusion à la nationalité (le fait de disposer de la seule nationalité belge), qui permet l'accès à l'équipe nationale, et non pas d'une caractéristique ethnique (le fait d'être d'origine européenne ou "blanc" par exemple). Toutefois, la vigilance par rapport au discours raciste a d'emblée mener à filtrer ce commentaire à travers un prisme raciste.  Ceci n'est pas totalement aberrant quand on sait combien le discours raciste peut se dissimuler derrière des apparences de respectabilité. On est donc confronté à un "tango" entre le "raciste" et celui qui prétend le démasquer. Toujours est-il que la sensibilité extrême à ce type de discours rend ses manifestations les plus bénignes vulnérables à sa médiatisation. Et traiter du racisme n'est pas en soi innocent. Car en mettant en exergue le problème social qu'est le racisme, on souligne nécessairement  les difficultés posées par "le vivre ensemble" et, donc, à poser celui-ci comme problématique. A force d'interprétations de "petites phrases", cette litanie contribue donc à nous convaincre des périls d'une société multiculturelle.  A contrario, les exemples de cohabitation harmonieuse ont beaucoup moins droit de cité dans les médias.  
Un autre effet des "normes de correction politique" réside dans le fait que les membres de groupes "majoritaires" peuvent chercher à éviter les interactions avec les membres de "groupes minoritaires". En effet, dès lors que les rapports entre les deux groupes font l'objet de normes très saillantes, un malaise est susceptible de s'installer lorsqu'on est amené à se rencontrer. Chacun peut craindre de "faire un faux pas". Pour éviter de telles situations, il peut être tentant de "rester entre soi", ce qui se traduit en pratique par une baisse des contacts entre les groupes sociaux. Ceci peut évidemment entretenir le racisme.
Faut-il toutefois en déduire que les normes de correction politique font plus de tort que de bien? Ma réponse est clairement négative.
Premièrement, il importe de prendre en compte que les déchaînements de racisme qu'on observe sur les sites d'information suite au type d'incident décrit précédemment ne sont pas nécessairement représentatifs de l'ensemble de la population, voire même de ceux qui consultent ces sites. Un petit nombre de personnes émettent souvent de nombreux commentaires de telle sorte que l'image que donnent ces commentaires est souvent sensiblement tronquée: elle dépend d'un petit nombre de personnes qui produisent beaucoup. Ces personnes exprimeraient-elles  des attitudes plus tolérantes si le racisme ne faisait pas l'objet de sanctions sociales? Il est permis d'en douter. 
En second lieu, le racisme est un phénomène qui répond à des normes sociales. La présence, dans notre groupe social de référence, de normes sociales décourageant l'expression de certains préjugés est le principal prédicteur de l'adhésion à ceux-ci. Moins le "racisme" à l'égard d'un groupe social est toléré au sein de notre groupe social, moins on se montre "raciste" (ou sexiste, ou classiste, ou agiste...) à l'égard de ce groupe. De ce point de vue, les normes condamnant le racisme sont clairement bénéfiques. Mais selon le contexte dans lequel nous nous trouvons, différentes appartenantes sociales seront dominantes et les normes sociales qui y sont associées ne seront pas nécessairement identiques. Le fait que le racisme s'exprime sur internet ne reflète pas à mon sens une forme de "libération" d'un racisme refoulé par le politiquement correct mais davantage la fluidité des normes dans l'environnement en ligne, où celles-ci sont beaucoup moins claires. Une fois qu'en ligne, on se définit comme "citoyen moyen", ou comme "lecteur de la Dernière Heure", les normes associées à cette identité sont fort différentes de celles qui régissent les interactions face à face dans la vie quotidienne.  Par ailleurs, l'anonymat rend leur expression moins dangereuse et renforce donc leur expression. Internet n'est souvent qu'un miroir de l'actualité, qui y est recyclée par les internautes. Mais en la recyclant, ceux-ci la façonnent en fonction des normes qui s'appliquent dans cet environnement tout en étant attentifs aux coûts potentiels de l'expression de certaines opinions. C'est ce phénomène, à mon sens, beaucoup plus qu'un hypothétique "effet ressort", qui explique qu'on voie fleurir des commentaires racistes suite à une actualité mettant en exergue les conséquences du politiquement correct. Lutter contre le racisme sur internet ne demande donc pas de faire fi du politiquement correct, comme on qualifie avec mépris la condamnation du racisme, mais, au contraire, d'utiliser cette arène-là également pour le dénoncer. 

2 commentaires:

Le K. a dit…

Je souhaiterais ajouter à votre très intéressante réflexion un humble point de vue sociologique (spontané, car je ne suis pas professeur, ni chercheur, ni même étudiant en sciences sociologiques) : n’y a-t-il pas, en France comme dans les pays influencés par son modèle (dont la Belgique), une norme de méfiance à l’égard du pouvoir en place, de l’ « establishment » et de sa doxa ? Une idéologie diffuse qui, paradoxalement, favoriserait la subversion « auto-immune » contre le système dont elle est le fruit, pour le meilleur et pour le pire. Le succès, bien qu’il soit souterrain, d’intellectuels comme Alain Soral en témoigne : la censure (légitime à mon sens) dont il est l’objet semble, auprès d’une communauté minoritaire mais conséquente, faire sa publicité dans le monde francophone. De la même façon, il me semble que l’engouement pour les théories du complot dévoile d’une part un goût universel pour l’attribution externe de la causalité d’évènements catastrophiques (dont les crises économiques, les attentats du 11 septembre, certains conflits géopolitiques, …), d’autre part une culture de la remise en cause des intentions des dirigeants politiques. L’antiracisme serait devenu, du fait qu’il s’agit d’une norme largement dominante, questionnable.
Je conclurai ce commentaire de façon un peu provocante : lorsque les racistes pestent contre le politiquement correct qui ferait pression pour imposer une vision « bienpensante » du monde (la condamnation de la« bien-pensance » étant de nos jours l’argument ultime et récurrent de légitimation de points de vue conservateurs et/ou extrémistes en tous genres), ne seraient-ils pas, en quelques sortes, les vilains petits canards héritiers de Voltaire, Montesquieu ou Hugo, pourfendeurs des despotes de leur temps ? Ils me semble que toutes ces élucubrations sont en quelques sortes « le prix à payer » d’un cadre de pensée pour lequel la remise en cause du pouvoir est centrale depuis plus de deux siècles.
Je souscris à ce cadre de pensée et remets moi-même en question notre système politico-économique sur de nombreux points. Néanmoins, j’ai parfois peur pour l’avenir, car ce n’est pas l’absence ou la présence de pression du politiquement correct sur les opinions des citoyens qui influera décisivement sur les biais cognitifs et socio-psychologiques impliqués dans l’exacerbation du racisme, mais bien l’évolution des situations économique, sociale et politique qui, elles, ne sont pas prêtes d’aller vers un mieux…

Désolé pour la tartine, mais la question, sous toutes ses coutures, me passionne ! Ceci dit, ne vous sentez pas obligé de répondre. J'aime simplement structurer mes impressions après une lecture qui m'a suscité des réflexions.

Merci pour votre travail pédagogique, en ligne comme à l'ULB !

Olivier Klein a dit…

Un grand merci pour vos commentaires. Je partage en grande partie votre diagnostic! Notamment quant à l'importance fort relative des biais cognitifs par rapport aux facteurs socio-économiques.